Marcelle Ferron, rebelle aux mille couleurs

Petite histoire (de l'art) par Eve-Lyne Beaudry, conservatrice de l'art contemporain
25 janvier 2024

Ce 29 janvier 2024, Marcelle Ferron aurait eu 100 ans. Cette artiste visuelle bouillonnante, d’une audace édifiante, investie de valeurs de justice et d’égalité pour tous, s’est imposée comme l’une des plus importantes de la modernité québécoise. Elle a marqué l’histoire de l’art tant par l’ampleur et la variété de sa production que par son apport au renouvellement du langage pictural.  

Artiste phare de l’abstraction lyrique, ayant fait sa marque tant en Europe qu’au Canada, elle compte aussi parmi les premiers créateurs du Québec à s’investir dans le projet de société que représentait alors l’intégration des arts à l’architecture, prônant vivement la pleine collaboration entre les disciplines. C’est dans cet esprit qu’elle fonde en 1969, avec le sculpteur Yves Trudeau, le groupe « Création », un organisme se voulant le point de rencontre d'artistes de toutes disciplines et de technologues du Québec, « pour déboucher sur une culture populaire véritable, pour en finir avec l'artiste-idole, pour que l'art soit effectivement dans la rue et que la rue soit belle, pour mieux vivrei ». 

Des beaux-arts aux Automatistes

Orpheline de mère à sept ans, Ferron est élevée par son père qui transmet à ses cinq enfants, sans égard à leur genre, les mêmes valeurs humanistes et altruistes, ainsi que la soif de curiosité intellectuelle et l’indépendance d’esprit. Si elle est attirée par la peinture depuis son enfance, c’est en 1942, à 18 ans, qu’elle s’inscrit à l’École des beaux-arts de Québec, où lui enseigne, entre autres, Jean Paul Lemieux. Les classes de Sylvia Daoust et Simone Hudon, figures modèles pour la femme artiste qu’elle aspirait à devenir, stimulent aussi son intérêt pour la sculpture.  

Inassouvie de modernité artistique, elle quitte l’institution – plutôt traditionnelle et académique – après deux ans et poursuit sa formation de manière autodidacte. Elle trouvera en Paul-Émile Borduas les qualités d’un mentor, fréquentant l’École du meuble – berceau de l’avant-garde artistique de l’époque – alors qu’il y était professeur.  

Sensible à l’audace de son approche puis au vent de liberté qui l’entoure, elle se lie progressivement au groupe des Automatistes, dont les expériences picturales lui paraissent alors comme un geste politique et un réel outil de transformation sociale :

« Le seul fait de créer librement, sans s’imposer de contraintes, suffisait pour poser un geste valable au nouveau social […]. Il suffisait de s’affirmer comme individu et une telle attitude était déjà le rejet d’un conservatisme et de valeurs étroitesii  », confie-t-elle à Normand Thériault, dans l'article paru dans La Presse, en 1970.  

Fait intéressant, l’historienne d’art Louise Vigneault rappelle que, « contrairement à la majorité des membres du groupe des Automatistes qui sont issus de milieux plus conservateurs, Ferron vit son adhésion au milieu progressiste non comme une rupture, mais comme une continuité, un prolongement des valeurs inculquées par son milieu d’origine ». Par ailleurs, en signant Ferron-Hamelin au bas du manifeste Refus global, elle contrevenait à l’usage de l’époque où le nom du mari (René Hamelin) remplaçait le nom de fille. 

Un style unique

Lasse du renforcement de la conjoncture conservatrice au Québec, guidée par sa curiosité culturelle et récemment séparée de son mari, elle part en 1953 avec ses trois filles s’établir à Clamart, en banlieue de Paris. Ce séjour de treize ans en France s’offre comme le terreau idéal pour le développement de son style particulier. Elle amorce une production la menant vers l’affirmation du geste et de la matière. C’est précisément à partir de 1959iii que l’artiste s’identifie davantage au courant de l’abstraction lyrique, où l’accent est porté sur les qualités sensibles et émotives de la matière.  

La peinture de Marcelle Ferron se démarque dès lors par l’individualité et la richesse de son coloris, particularité qui n’est pas étrangère au fait qu’elle procède elle-même à la préparation de ses couleurs. Ce qui fait aussi la singularité de ses œuvres de l’époque sont les larges traits chromatiques qui sont appliqués dans un geste énergique et franc, par des spatules et truelles de différentes largeurs, fabriquées sur mesure par un menuisier. Ces empâtements généreux, qu’on devine issus d’un hasard contrôlé, offrent une harmonie chromatique et des contrastes de tonalités au sein de compositions à la fois dynamiques et structurées. 

L’importance de la lumière dans l’œuvre de Ferron est également capitale. Elle constitue de fait l’essence même de sa démarche, une quête visant à traduire son évanescence tout autant que ses répercussions dans l’espace environnant, que celui-ci soit physique ou pictural.

 

« Par mon œuvre, j’ai toujours voulu exprimer cette sensualité très spéciale des choses, de la nature. Le désert et le Grand Nord, et cette lumière qui apparaît et disparaît. La peinture est un rapport à l’espace et à l’imaginaire. Elle est comme une écriture qui se transforme. L’éternelle recherche, quoi !iv »

 

Fascinée par la lumière et fervente d’art public, elle étudie dès 1962 l’architecture avec Piotr Kowalski – architecte polonais diplômé du Massachusetts Institute of Technologie, travaillant à Paris – et s’initie, en 1964, à l’art du vitrail avec le maître français Michel Blum. Elle met à profit ses acquis lors de son retour définitif au Québec (1966), y réalisant d’immenses verrières, dont la plus connue est sans doute celle intégrée à la station de métro Champ-de-Mars, inaugurée en 1967. Elle aura par ailleurs momentanément cessé la peinture de 1966 à 1973, afin de se consacrer à la pratique du verre et l’intégration de l’art à l’architecture. 

 

Tout au long de sa prolifique carrière, Marcelle Ferron participe à de nombreuses expositions individuelles et collectives d’importance à travers le monde. Faite chevalier de l'Ordre national du Québec en 1985 et grand officier de l'Ordre national du Québec en 2000, puis élue membre à l’Académie royale des arts du Canada en 1974, elle est, en 1989, la première femme à recevoir le prix Paul-Émile-Borduas. Elle enseigne à l'Université Laval de 1967 à 1988 à Québec, ville dans laquelle une rue Marcelle-Ferron a été nommée en son honneur en 2004.  

En ce début d’année 2024, le MNBAQ, qui conserve 26 œuvres de Marcelle Ferron réalisées entre 1947 et 1990, célèbre son centième anniversaire de naissance. Nous soulignons son apport primordial à l’histoire de l’art du Québec et son engagement envers l’art public et pour tous en lui consacrant une semaine d’activités variées. Nous procédons aussi à la mise en valeur d’une de ses œuvres particulièrement singulières, un curieux diptyque qu’elle réalise en 1962, année faste qui confirme sa reconnaissance internationalev

 

 

i Bernard Lévy, « Création : opération pourquoi pas? », Vie des arts, Montréal, no 62, 1971, p. 24–25. 

ii Normand Thériault, « Peindre sans peindre », La Presse, Montréal, 11 avril 1970, p. 40, repris dans Marcelle Ferron, Montréal : Musée d’art contemporain de Montréal, 2000, p. 10. 

iii Le Musée du Québec, 500 œuvres choisies, Québec : Ministère des affaires culturelles, Direction des communications : Ministère des communications, Direction générale des publications gouvernementales, c1983, p. 213. 

iv Propos de l’artiste repris de la monographie Marcelle Ferron, Montréal : Musée d’art contemporain de Montréal, 2000, p. 24 

v Son travail est diffusé dans nombre d’expositions d’envergures au cours de cette année : The art gallery in the Factory, Stedelijk Museum (Amsterdam), circulation en Allemagne, Australie, France, Belgique et Canada; Peintres canadiens de Paris, Galerie Arditti (Paris), circulation Milan, Zurich et Turin; solo à la Galerie Prisme (Paris), Galerie Leonhart (Munich); La peinture canadienne moderne au 5e Festival des Deux Mondes à Spolète (Italie); La Pittura Canadese Moderna (Rome), ainsi que quelques expositions à Toronto et Winnipeg 

Oeuvre illustrant le billet de blogue

Richard-Max Tremblay, Marcelle Ferron, lauréate du prix Paul-Émile Borduas 1983 (1988) © Richard-Max Tremblay

 
 
 

 

 

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