Square Viger: l'Agora de Daudelin

Nouvelles par Eve-Lyne Beaudry, conservatrice de l'art contemporain (1950-2000), MNBAQ
12 juin 2015

Dans la foulée de la controverse entourant l’annonce de la destruction d’Agora, installation monumentale réalisée par Charles Daudelin dans le square Viger de Montréal, il nous apparaît essentiel d’exprimer notre soutien envers cette œuvre exceptionnelle – dont les maquettes de réalisation sont conservées au sein de notre institution – et de rappeler l’apport inestimable de cet artiste au développement de l’art public au Québec. Déjà, en 1945, Daudelin fait figure d’éclaireur en cette matière : « Nous voudrions, écrit-il, que naisse le goût d’une architecture logique et pure, que la peinture et la sculpture soient coordonnées à cette sévérité. On aborde le 20e siècle comme une corvée, au lieu d’y bâtir la beauté d’aujourd’hui et celle de demain ».

Alors que le discours sur l’art intégré s’active au Québec au milieu des années 1970, cette déclaration de l’artiste traduit, avant l’heure, une profonde sensibilité envers la fonction sociale de l’art, s’exprimant selon lui dans son apport au développement urbain. Cette philosophie, tributaire de son mentor Fernand Léger, prendra forme chez Daudelin dès les années 1960, tant dans ses œuvres spécifiquement réalisées pour la sphère publique qu’à travers ses activités d’enseignement avec, entre autres, la mise sur pied d’une section d’arts intégrés alors qu’il est professeur à l’École des beaux-arts de 1964-1968.

Son désir de participer à la construction de la ville, d’œuvrer en fonction de l’environnement urbain et d’une architecture donnée traverse l’ensemble de sa production. L’œuvre Agora, en cette matière, en est certainement des plus exemplaires.

Dans le contexte du prolongement de l’autoroute Ville-Marie en 1975, trois artistes sont invités à concevoir l’aménagement d’une place publique dans le quadrilatère situé entre les rues Viger, Berri, Craig et Saint-Denis, en accord avec le programme urbain et le parti établi par le Service de l’Habitation et d’Urbanisme de la Ville de Montréal. L’un des trois îlots est confié à Charles Daudelin, qui s’associe avec la firme LVLV en vue de réaliser une œuvre pour le ministère des Transports du Québec. Daudelin, en tant qu’artiste-concepteur, se voit confier le mandat de concevoir l’aménagement d’une place publique. Le projet, qui vise à créer une agora, lien formel entre la ville ancienne et la ville nouvelle, connaîtra de nombreux quiproquos administratifs. Le projet demeure un certain temps en veilleuse et les travaux de prolongement de l’autoroute Ville-Marie subissent divers ralentissements.

Le projet initial de Daudelin comportait, à la tête du bassin aquatique, une sculpture composée d’un bloc rectangulaire ajouré et aux surfaces érodées, posé sur deux pieds. Cet élément s’inscrit dans la lignée des sculptures de bronze, telle celle qu’il a réalisée au Centre national des Arts à Ottawa. Peu après, et en accord avec ce que Daudelin réalisait au même moment avec Embâcle sur la place du Québec à Paris, cet élément fut changé pour une sculpture-fontaine: Mastodo. Cette clepsydre (horloge à eau utilisée dans l’Antiquité) était constituée d’une immense coupe devant basculer toutes les 15 minutes sous l’effet du poids de l’eau. Mais Mastodo s’est rapidement enrayée et n’a jamais été réparée.

Alors que l’artiste envisageait une agora surplombée de verdure, de fleurs, de vignes et de cascades d’eau venant humaniser le béton, quelques mois à peine après son inauguration en 1984, le projet était devenu synonyme de catastrophe. Critiques, controverses et prix citron ont ponctué sa réception critique. Lentement, l’agora s’est détériorée sans que la Ville jamais n’intervienne. Malgré son sort peu enviable et la critique dont il a fait l’objet, ce projet de Charles Daudelin marque un moment important, à la fois dans sa carrière et dans sa conception de l’art public, mais plus spécifiquement sur sa vision de l’art dans la ville. Il y tente un projet qui tient autant de l’architecture que de la sculpture, une intégration totale qui pourrait bien être la plus aboutie de sa carrière, bien qu’elle n’ait jamais pu vivre selon ses intentions artistiques initiales.

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    Charles Daudelin, Maquette de l'îlot A, square Viger, 1983. Balsa, plastique, métal et branchettes, 33 x 126,5 x 124,5 cm. Musée national des beaux-arts du Québec, don de Louise Bissonnette Daudelin en hommage à John R. Porter, directeur général du Musée de 1993 à 2008 (2007.326). © Succession Charles Daudelin / SODRAC (2015). Photo : MNBAQ, Patrick Altman.

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    Charles Daudelin, Maquette pour « Mastodo », 1983. Résine, pin et bois, 22 x 40,2 x 28,2 cm. Musée national des beaux-arts du Québec, don de Louise Bissonnette Daudelin (2013.148).© Succession Charles Daudelin / SODRAC (2015). Photo : MNBAQ, Idra Labrie.

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1 Commentaire

Merci Mme Beaudry. Très bel article fouille et écrit avec finesse. La carré Viger malgré sa position stratégique n'a pu trouver sa place. L'autoroute ville Marie est aussi désincarnée qu'elle gruge son environnement immédiat. C Daudelin devait être si déçu de cette triste expérience . Montreal est une ville ingrate et si mal gérée depuis toujours. C'est révoltant

Manon Sarthou

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