Passion hivernale | Paul-Émile Borduas

Petite histoire (de l'art) par Anne-Marie Bouchard, conservatrice de l'art moderne, MNBAQ
4 février 2016

La collection d’œuvres d’art de l’homme d’affaires et philanthrope Pierre Lassonde, présentée dans l'exposition Passion privée, est le fruit de l’exercice de l’œil averti du collectionneur, qui avance patiemment, ne voulant acquérir que ce qu’il y a de mieux. S’en dégage également un amour pour le paysage, et plus particulièrement pour les scènes d’hiver, cette saison qui définit véritablement le Québec.

Nous souhaitions aborder ce sujet du paysage hivernal dans une série de billets de blogue décrivant près d'une vingtaine d'œuvres présentées en salle d’exposition.

Pour ce premier article, Anne-Marie Bouchard, conservatrice de l'art moderne au MNBAQ décrit Jardin d'hiver, toile de Paul-Émile Borduas.

Paul-Émile Borduas, Jardin d'hiver
Paul-Émile Borduas, Jardin d'hiver (1955-56). Huile sur toile, 33 x 40,6 cm. Collection Pierre Lassonde.

 

Dans les années suivant la publication du manifeste Refus global, Borduas connaît de nombreuses difficultés personnelles et professionnelles qui le mèneront à s’exiler, d’abord à New York de 1953 à 1955, puis à Paris, où il décède en 1960. Selon toute vraisemblance, Jardin d’hiver est produit dans les premiers temps de son séjour parisien et porte à la fois les marques de l’influence de l’expressionnisme abstrait américain, qui rejoint plusieurs préoccupations picturales de Borduas, et celles de son éventuelle distanciation, car ce contact avec les démarches de Jackson Pollock et de Franz Kline ne se fait pas sans un regard critique de l’artiste de Saint-Hilaire. Comme le souligne Ray Ellenwood, l’influence de l’école new-yorkaise se manifeste par « la qualité d’ensemble [qui commence] à ressortir de ses huiles et [qu’il] obtient non pas au moyen du dripping (bien qu’il s’y fût essayé à l’occasion), mais avec de petites touches de spatule dans un épais empâtement, le tout relativement de la même valeur ».

Même si son titre ne semble pas distinguer Jardin d’hiver de la référence fréquente au paysage dont il a été question dans la notice qui précède, le rapport de Borduas au paysage s’est profondément transformé depuis la période automatiste. Les objets flottant sur un paysage ont disparu au profit d’une démarche de mise en valeur de la surface et de la matière picturale en tant que telles. S’étant approprié le all over américain, Borduas produit une série d’œuvres de plus en plus dominées par le blanc, recherchant ainsi une qualité nouvelle de lumière et d’espace pour sa peinture. Libéré des contraintes picturales qu’il associait à une « conception méditerranéenne (visuelle) du Monde4», il eut peut-être le sentiment de s’affranchir lui-même de l’assujettissement résiduel de sa formation académique et de ses influences antérieures. Alors qu’il pose régulièrement un regard rétrospectif sur l’évolution de sa démarche, Borduas y perçoit un passage à travers diverses phases d’influence de la peinture occidentale, passage qu’il voyait se terminer avec le sentiment d’un nouveau départ que lui procure son séjour à New York. D’un point de vue plus intellectuel que matériel, mais certainement assumé par Borduas, la thématique hivernale « constitue le grand symbole de l’effacement des signes5» en cours depuis son arrivée à New York en 1953. Comme le souligne Louise Vigneault, cette thématique fait référence à une dynamique de mouvement en latence sous un paysage hivernal, telle l’eau coulant sous la glace, vision métaphorique constante chez Borduas qui lie les forces de transformation de la nature canadienne, soumise à des tensions extrêmes, à celles de sa peinture.

Plusieurs caractéristiques de Jardin d’hiver annoncent les développements picturaux à venir, parmi lesquels le rapport du noir et du blanc, dont l’effet contrasté domine l’ensemble de la surface de l’œuvre. À ce titre, on remarquera, outre le fond blanc dont la qualité même de fond est remise en question par son modelage en relief, les deux zones noires qui semblent ouvrir deux brèches depuis les abysses sous la surface, tandis que les éclats de rouge et de vert paraissent dispersés, rares vestiges d’un stade antérieur de la démarche du peintre dans sa route vers les œuvres noires et blanches qui deviendront l’archétype de la période parisienne.

2 Commentaires

Quelle belle idée de nous instruire sur l'œuvre et son créateur c'est nous faire aimer davantage l'art ! Merci !

Jacynthe VERREAULT

D’immenses glaciers, grandes voiles hissées. Au loin surplombe la lumière, notre chaumière, notre hiver québécois. Merci beaucoup de partager, de renouer avec ce génie de l’art abstrait.

Fleet Audrey

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