La voiture démystifiée, par Alberto Giacometti

Petite histoire (de l'art) par Marie-Hélène Raymond, édimestre et gestionnaire de communauté, MNBAQ
6 mars 2018

Dans Pourquoi je suis sculpteur, petit recueil publié par la Fondation Giacometti, on peut lire le texte, écrit par l’artiste en 1957, intitulé La voiture démystifiée. À l’occasion du Salon international de l’auto de Québec, qui bat son plein du 6 au 11 mars, voici quelques extraits qui vous permettront assurément de voir les automobiles sous un tout nouvel angle!

Extraits de Pourquoi je suis sculpteur d'Alberto Giacometti

[…]  tout le monde sait que la première maquette d’une voiture, avant même d’être dessinée, est sculptée dans la glaise. Mais quels rapports existe-t-il entre l’art de la sculpture et la beauté d’une voiture finie? Nous avons posé cette question à un des plus grands sculpteurs de notre temps en lui demandant de nous faire part de ses réflexions […]. Voici les propos de Giacometti [à la suite de sa visite du Salon de l’Automobile de Paris].
Vous me demandez quel rapport il peut y avoir entre une voiture et une sculpture ou même jusqu’à  quel point une « belle » carrosserie ne serait-elle pas une sculpture.

Je suis allé au Salon de l’Auto. Immédiatement, j’étais pris par le social; la concurrence, la présentation de marchandise, argent, classes, luttes, orgueil, mode et luxe. D’ailleurs, on ne sait pas très bien ce qu’on regarde. On est frappé par la tête d’un visiteur, la démarche d’une visiteuse. On voir des taches rouges, vertes, jaunes, plutôt laides. On regarde des fleurs au pied des voitures. On se trouve devant un monstre noir brillant, énorme, noir et argenté, qui ressemble à un coffre-fort et qui évoque une banque, des villas sur la côte, des gros messieurs et énormément d’argent derrière tout cela.

Telle voiture évoque le souvenir d’une traversée de Paris dans une voiture pareille, avec tel personnage à tel moment précis du passé, avec tous les souvenirs que ce souvenir réveille, tel autre évoque un instant d’une promenade à la campagne, il y a tant ou tant d’années. On regarde le plafond sombre de la salle immense et on pense à la gare de l’Est, à la tour Eiffel, à 1900, à Zola.

On ne voit que rarement une voiture comme ensemble, on est attiré par un phare, objet d’optique, microscope, œil mécanique. À cote dégouline une carrosserie comme de la marmelade.

Je regarde un moteur qui tourne, captivé comme par toute machine qui fonctionne, comme la machine à calculer qui m'arrêtait, avant la guerre, longuement devant une devanture boulevard Malesherbes, chaque fois que je passais par la après la visite des galeries, rue La Boétie, machine m’attirait d’ailleurs plus que ce moteur.

Par in instant pendant cette visite, je n’ai pensé à la sculpture. Si, une fois, sur le devant d’une voiture, il y avait quelque chose comme une petite Victoire de Samothrace. En sortant, par quel étrange hasard (il était 8 heures et demie le soir) il n’y avait comme moyen de transport qui pouvait nous servir qu’un fiacre, aucun taxi. Nous prîmes le fiacre. En descendant, je regardais le fiacre, le cheval, le cocher, tout cet ensemble dont le fonctionnement était visible, clair et joli et donnait envie de dessiner.
Quelquefois, je me suis arrêté dans la rue pour regarder une voiture. Elle ressemblait à un crapaud, a un taureau, à une sauterelle. Peut-être, comme je m’arrête devant un nuage qui ressemble à une tête ou devant un tronc d’arbre qui évoque un tigre.

La voiture, fait nouveau comme toute machine, n’est pas que la descendance du fiacre, mais du fiacre et du cheval ensemble. Étrange objet avec son propre organisme mécanique qui fonctionne avec ses yeux, sa bouche, son cœur, ses intestins, qui mange et qui boit, qui fonctionne jusqu’à ce qu’il casse, étrange imitation transposée des êtres vivants.
Mais la voiture, pas plus que les autres machines, pas plus que tous les objets prémécaniques, n’a rien à voir avec la sculpture. Tout objet doit être fini pour fonctionner ou pour servir. Plus il est fini, plus il est parfait, mieux il fonctionne et plus il est beau. Un objet plus perfectionné détrône l’autre qui l’était moins.

Aucune sculpture ne détrône jamais aucune autre. Une sculpture n’est pas un objet, elle est une interrogation, une question, une réponse. Elle ne peut être ni finie ni parfaite. La question ne se pose même pas. Pour Michel-Ange, avec la Pietà Rondanini, sa dernière sculpture, tout recommence. Et pendant 1000 ans, Michel-Ange aurait pu continuer à sculpter des Pietà sans se répéter, sans revenir en arrière, sans jamais ne rien finir, allant toujours plus loin. Rodin aussi.

Une voiture, une machine cassée devient de la ferraille. Une sculpture chaldéenne cassée en quatre : cela donne quatre sculptures, et chaque partie vaut le tout et le tout comme chaque partie, reste toujours virulent et actuel.

Une sculpture égyptienne cassée, un Rembrandt tacheté, rayé, pali, noirci, reste aussi belle sculpture, aussi belle peinture que le jour où elles étaient faites. À l’encontre des objets qui ne se réclament que d’eux-mêmes, une sculpture, une peinture se réclame toujours d’autres choses d’elle-même. Mais il y a – fait nouveau comme les machines – la sculpture dite abstraite. Elle est en fait concrète et non figurative. Elle peut créer et elle crée des objets finis comme les machines, ne se réclamant que d’eux-mêmes et qui veulent être ou qui sont parfaits. Que sont-ils, où se situent-ils?

Une sculpture de Brancusi ou telle autre sculpture dite abstraite, rouillée, cabossée, cassée, une peinture de Mondrian, tachetée, noircie, déchirée, que deviennent-elles? Appartiennent-elles au monde que la sculpture chaldéenne, que Rodin, que Rembrandt ou à un monde à part qui se situerait tout près du monde des machins, du monde des objets, et en quoi sont-elles encore des sculptures, des peintures et en quoi ne le sont-elles peut-être plus?

Couverture "Pourquoi je suis sculpteur"

 

 

Pourquoi je suis sculpteur
De Alberto Giacometti

Recueil de textes d'Alberto Giacometti sur la sculpture.

64 pages

ISBN: 9782705693176 (2705693173)

Éditions Hermann

Disponible à la Librairie-Boutique du MNBAQ (14,95$)

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