Petite histoire (de l'art) par Bernard Lamarche, responsable du développement des collections et conservateur de l’art actuel (2000 à ce jour)
6 janvier 2021

En septembre dernier, l’artiste engagé Stanley Février remportait la 4e édition du Prix en art actuel du MNBAQ, rendu possible grâce au soutien financier de RBC Fondation. Dotée d’une exposition solo qui aura lieu l’an prochain au MNBAQ et d’une publication monographique, elle prévoit aussi 50 000 $ d’acquisitions d’œuvres pour la collection permanente du Musée.

Plus récemment, la nouvelle a résonné jusqu’à Toronto, alors que nos partenaires de RBC Fondation ont présenté une discussion entre Février et moi à la Art Toronto, la plus grande foire d’art contemporain canadienne. Dans cette vidéo, il est question des différentes facettes du travail de l’artiste et de son engagement social au semblant sans limites. Les travaux sont bien commencés en vue de l’exposition qui lui sera consacrée en nos salles. Il s’agissait d’une des nombreuses discussions que nous avons eues, Février et moi, depuis sa nomination.

Dans un article du Devoir publié en septembre, Stanley Février disait ne pas avoir de mots pour décrire sa joie et l’effet de ce prix sur son travail et sa carrière. Or, cet artiste de tous les mots, dont la prise de parole est forte et s’appuie sur une expérience singulière de la vie, n’aura pas eu besoin de ce prix pour galvaniser une production artistique dont les sujets sont cruciaux : violence policière, maladie mentale, armes à feu et racisme sont abordés avec une ardeur et un emportement qui traversent ses œuvres et qui sont ainsi portés jusqu’au public.

Natif d’Haïti et résidant à Longueuil où il a son atelier dans les anciens espaces commerciaux de la station de métro – aussi bien dire directement dans la sphère publique ‑, gracieuseté d’un programme de la ville, Février possède une technique de travail social obtenue au cégep Marie-Victorin et s’est formé comme artiste à l’UQAM, ayant terminé sa maîtrise en 2018. Cela dit, l’un et l’autre de ces aspects sont rivés ensemble, chez Stanley Février.

Chaque échange avec lui est vibrant d’un sens aiguisé de la justice sociale et d’une intention nette de contribuer à la société en ne lui permettant pas de s’asseoir sur les lauriers de son inertie encore trop grande face à cette violence malheureusement nourricière. Pour Février, il est hors de question que Georges Floyd, ou plus près de nous, Pierre Coriolan et Joyce Echaquan ne demeurent que des noms qu’une actualité galopante aura tôt fait d’avaler.

Dans l’article du Devoir, Février déclarait ceci : « Ma démarche est axée sur les tragédies, les injustices, les inégalités. Et mon travail est un questionnement permanent. Il n’est pas juste picturalement beau; il incarne une implication sociale. » Le beau chez lui est celui de la mise en forme de souffrances pour l’expression desquelles l’artiste a justement ce ton juste afin qu’elles ne soient plus rattachées qu’à des dépêches de bulletins de nouvelles. Il crée pour qu’elles se gravent dans l’esprit et que ce poids s’ajoute à celui des manifestations qui ont rugi en Amérique dans le but de dénoncer les violences institutionnelles s’abattant sur les personnes racisées et les plus démunies.

Réfléchir à cette chair

À l’automne 2019, le MNBAQ faisait l’acquisition de l’œuvre cette chair (les minuscules sont la volonté de l’artiste). La sculpture a été repérée lors du vernissage de l’exposition Over My Black Body, à la galerie de l’UQAM à Montréal en mai 2019, dans laquelle elle avait été inaugurée. Outre le contexte de présentation de l’œuvre – une exposition de groupe explorant la codification et le contrôle des corps noirs, forcément propice à une lecture politique ‑, la force et la pertinence de l’œuvre, tant sur le plan esthétique que social, en ont rapidement fait une pièce à nos yeux parfaitement propre à nourrir la collection du MNBAQ, à la bousculer également.

La sculpture, un moulage du corps de l’artiste, témoigne d’une qualité de présence indéniable, faisant référence notamment aux personnes noires abattues par la police aux États-Unis (la « pose » vient d’une vidéo virale sur les réseaux sociaux). Elle se réfère à la statuaire, religieuse faut-il dire, dont elle emprunte certains codes.

Avec cette chair, Stanley Février propose un moulage de son corps dans une pose singulière. Il faut insister sur le fait qu’il a dû tenir interminablement cette pose inconfortable, le temps que la matière sèche, jusqu’à l’épuisement. Là se trouve un élément de performance dans lequel le corps est mis à mal et souffre. Le corps de l’artiste. Mais d’autres corps également meurtris. À genoux, les bras en l’air, il se montre presque nu, à la fois fort et serein, mais aussi fragilisé et proche du sol. Il est vulnérable. La pose que ce corps prend témoigne d’une indécidabilité entre la narration d’un drame en train de se produire et l’évocation de la cambrure d’un corps martyrisé, une pose presque christique.

Par sa blancheur, ce corps fait dérailler un pan des discours ostracisant la diversité, en retirant un des codes par lesquels elle est encadrée, stigmatisée et maltraitée. De ce fait, sans l’assujettir, Février fait voir ce corps comme épousant un trait de la culture dominante, déplaçant la blancheur pour montrer qu’elle porte le fardeau de la normalisation sclérosante. Par l’effacement de la couleur de la peau, en reprenant la supposée pâleur de la sculpture antique, cette chair bouscule les codes qui tiennent ce corps en place et les systèmes de valeur et d’opposition qui lui sont trop souvent rattachés.

Ce moulage oscille entre une narration potentielle et une impossibilité de le réduire à une simple anecdote. Ainsi, si cela existe, l’artiste touche à ce qu’il est possible de voir comme une universalité, si elle existe, potentiellement capable de susciter chez tout spectateur un sentiment d’empathie.

Cela dit, la sculpture active un registre autre, celui de la monochromie, ce qui n’est pas monnaie courante pour la sculpture. De fait, cette chair est d’une relative rareté, celle d’une sculpture monochrome qui dans l’histoire de l’art a été passablement moins étudiée que sa contrepartie picturale. 

La sculpture n’est pas sans retenir certaines leçons de la pratique de l’artiste américain Georges Segal (1924-2000), notamment un sens de la dramaturgie, de la solitude et de l’isolement, ce qui permet hypothétiquement de situer l’art de Février dans un continuum dont les sources pourraient peut-être remonter à Segal. Une fois cette parenté signalée, toutefois, elle n’enlève pas sa force à cette chair.

L’œuvre emprunte à l’iconographie de la violence, montrant un homme noir à la merci d’une menace constante. Il est facile de l’imaginer soumis à la pointe d’un fusil, en joue. Les yeux fermés, comme résigné à son sort, l’homme est exposé, mais à la fois, il incarne un étrange calme qui contraste avec sa situation précaire. Ainsi, l’œuvre se joue des codes rattachés à la narration en sculpture, tout en ne faisant pas l’économie d’un ensemble de références qui en complexifient la lecture, soient-elles culturelles, religieuses ou encore historiques.

En effet, cette chair est l’écho d’une actualité sans cesse rappelée par les événements tragiques et atroces que subissent les membres de la communauté afrodescendante aux États-Unis, mais ailleurs également, ici notamment. Les bras en croix, et par extension à travers ce renvoi à la crucifixion, la sculpture accentue l’attribut du martyr, mais elle n’évacue pas une dimension spirituelle, tant par le renvoi à cette pose si symptomatique (de la violence en général, de la soumission et de la souffrance) que par l’évocation d’une abdication sereine, mais paradoxalement forte.

L’ensemble de ces traits est porté par la monochromie de l’œuvre. En cela, difficile de ne pas reprendre les termes de l’historienne de l’art Barbara Rose, qui signalait le caractère muet du monochrome dans un ouvrage de 2004 (Le monochrome de Malevitch à aujourd’hui). Si ce modèle noir se tait en raison du traitement de la surface de la sculpture, il n’en crie pas moins sa réalité matérielle, spirituelle et sociale. Il s’agit pour finir d’une mise au point d’une force inouïe sur une situation horrible, celle de la violence faite à toute la communauté afrodescendante.

Réparer encore

Le 21 juin dernier, à Montréal-Nord, Février s’est livré à une performance publique et participative dans laquelle il déambulait, sorte de procession en écho aux mouvements de foules que l’actualité rend nécessaire, notamment autour de Black Live Matter. Lui et d’autres portaient une sculpture, autre moulage de son corps reprenant la place et subissant les contraires du policier qui a tué Georges Floyd, accompagnés par des participants dont les pancartes listaient des noms de victimes de brutalité policière parmi les 461 personnes tuées au Canada dans les mains de la police depuis 2000 (voir cet article sur le sujet, en anglais seulement).

Le titre de l’œuvre est un programme en soi : Le silence, c'est la mort, et toi, si tu te tais, tu meurs et si tu parles, tu meurs. Alors dis et meurs! reprenant les mots de l’écrivain, poète, romancier et journaliste algérien Tahar Djaout. Dans le silence, cette procession criait sans doute et surtout, cherchait à dire dans l’espace public le drame innommable de Floyd, et que Février désirait incarner. On dira peut-être que Février tente d’obtenir réparation, encore une fois par une parole vigoureuse, mais muette devant cette violence.

On le comprend, ce « beau » dont parle Février bascule dans ce qui nous dépasse trop souvent. Il le fait pour permettre de rattraper. Lorsqu’on regarde les images du site Internet de l’artiste, on se rend bien compte, avec une série comme Les Grands espoirs, en sculpture et en peinture, que ces formes épousent littéralement un corps souffrant.

En moulant des bustes sur son propre corps, qu’il déforme avant que ne fige le moule, Février inscrit à même ses traits les torsions de la douleur, les balafres causées par les coups. Mais encore une fois, peut-être encore plus lorsqu’il reprend ces plâtres et en fait de larges dessins qui, sur la surface plane de la toile, semblent encore se mouvoir, il rue dans les brancards de l’apathie.

Toujours dans la série Les Grands espoirs, on repère une tête moulée qui semble prise dans l’étau étouffant d’un sac de plastique. Février le confirme, il s’est soumis au supplice pour mieux rendre l’atrocité, la rendre palpable sans doute. Et ce calvaire devient le partage de traits déformés par la violence, partage qui n’a d’autre but que d’éveiller les consciences à travers cette manière de gommer les traits de ce visage, de lui retirer son identité pour que, peut-être, il les épouse toutes. Ou mieux, que tous les visages se projettent dans ces traits effacés.

Dans une entrevue menée par l’artiste Charles Guilbert et publiée par la revue Vie des Arts au printemps 2020, Février affirme ceci : « Je déconstruis et déforme spécifiquement parce que je ne veux pas être figé dans quoi que ce soit. » Récemment, un ami m’a mis dans les mains cette lecture, Funny Weather: Art in an Emergency, d’Olivia Lang (2020). Il est curieux que je me plonge dans ce livre au moment d’écrire ces lignes. On peut y lire, pour répondre à ceux qui ont baissé les bras devant l’idée que l’art puisse changer le monde, que si l’art réussit à le faire, c’est parce qu’il « forme notre paysage éthique » (p. 8, notre traduction).

C’est potentiellement ainsi que Février travaille le terrain de ce paysage, sans jamais y remédier, sans jamais non plus tomber dans la morale ou le prêchi-prêcha. Plutôt, dans un même souffle, tout en cherchant réparation pour un tissu social déchiré, il redonne à l’art sa capacité à réparer. Et pour ma part, j’ai toute l’année pour apprendre de cet artiste déjà presque impossible à contourner, pour ensuite vous inviter à venir voir et surtout, sans aucun doute, ressentir.

1 Commentaire

Merci pour ce beau texte. Le beau ici reprenant la définition que Février lui donne, cadeau un engagement de l'auteur.

Claude GOSSELIN

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